Le jour où Marc assista aux funérailles de son père, il ne pleuvait pas. Bien au contraire. Il faisait un soleil radieux. Les gens crevaient de chaud sous leurs vestes noires.
Comme d’habitude, il ne pouvait pas tenir en place. Il attendait qu’on vienne le chercher sur le banc, et regardait machinalement ses jambes se balancer d’avant en arrière. Remarquant à chaque passage à quel point ces mocassins lui donnaient un air crétin.
Il desserra sa cravate, gêné par ce curieux déguisement qu’on lui avait mis pour la première fois de sa vie. Quand une main aux ongles teintés de carmin vint lui remettre en place, et le guida vers l’entrée de l’église.
La place était baignée d’une gaieté estivale qui animait les arbres et se réfléchissait sur les pavés, tandis que le cortège, sobre et silencieux, rejoignait l’ombre profonde tapie derrière les portes de l’église. Sa mère ne cessait de renifler et de se moucher à ses côtés, et Marc aurait souhaité qu’elle se soit lavée les mains avant de serrer la sienne aussi fort. A cause des miasmes.
Il suivait lentement le cortège, soufflant discrètement parce qu’il avait hâte que tout ça se finisse. Que tous ces gens le laissent tranquille. L’œil inquiet et inquisiteur de sa mère se posa sur lui. Elle devait se dire qu’il s’ennuyait, et ne semblait pas tout à fait d’accord avec cette idée. Il savait qu’il ne se ferait pas enguirlander aujourd’hui, quoiqu’il arrive. Il baissa malgré tout les yeux et prit un air neutre, parce qu’à chaque fois qu’il faisait cette moue, on lui disait qu’il était drôlement sage. La vérité, c’était qu’il avait une immense envie de se gratter sous le pied. Et qu’il avait hâte d’être assis pour enfoncer un doigt dans sa chaussure, juste sous la voûte plantaire.
Sa mère n’avait pas eu besoin de finir sa phrase quelques jours plus tôt. Marc la regardait tenter de prononcer ces mots qui ne semblaient pas vouloir sortir, à cause de toutes ces larmes qui leur barraient le passage. Et il avait annoncé lui-même la sentence. Papa… Papa est m-o-r-t. Oui. Il n’avait pas pu dire le mot lui non plus. Il avait fallu qu’il l’épelle, comme s’il voulait être sûr qu’ils parlaient bien de la même chose.
La cérémonie qui avait suivi son entrée dans l’église, en revanche, resta en grande partie un obscur souvenir. Presqu’inexistant. Pendant toute cette longue journée, les gens parlaient sans émettre de son. Soit parce qu’ils chuchotaient, soit parce que Marc avait décidé de ne rien écouter. Ce qui revenait à peu près au même. Excepté qu’il se demandait pourquoi tout le monde prenait la peine de parler tout bas alors que son père n’était pas endormi ; il était m-o-r-t.
Le prêtre l’avait soudain regardé droit dans les yeux, interrompant une longue litanie sur les faits et gestes du défunt. Et attendait vraisemblablement quelque chose. Il l’appela par son prénom, et au ton modulé qu’il avait employé, sans doute pour la seconde fois.
Il se souvenait maintenant. Il devait lire devant tout le monde. Il s’était dirigé d’un pas rapide et léger vers l’autel, pour se hisser sur l’estrade amovible lui permettant d’être à hauteur du micro, et s’était concentré sur la page qu’on venait de lui mettre sous les yeux. Elle était écrite en tout petit, ce n’était pas facile à déchiffrer. Pourtant il avait répété. La veille, sa mère l’avait dispensé de devoirs, à la seule condition qu’il s’entraîne à lire parfaitement ce texte qu’elle lui avait donné. Et le lire à haute voix, parce qu’il le ferait de nouveau le lendemain à l’église.
Mais pas un son n’était sorti. L’assemblée semblait redoubler d’émotion ; ceux qui étaient tristes pleuraient plus fort, et ceux qui attendaient tête baissée à présent le regardaient. Il était très intimidé par tous ces yeux braqués vers lui. Il prononçait mentalement les mots de la première phrase, mais ils semblaient bloqués. Les larmes, celles qui avaient empêché sa mère de prononcer le mot, étaient revenues le tarauder et geler sa voix.
Il avait ouvert la bouche plusieurs fois, répétant inlassablement les premières syllabes du texte, mais le son qui sortait de sa gorge était brisé. Inaudible. Il avait raté sa lecture. Marc était retourné s’asseoir, étonné de recevoir les encouragements du prêtre. La maîtresse n’aurait pas été très contente de lui, mais le prêtre, dans sa longue robe cousue de fils dorés, lui sourit et dit une belle phrase sur la tristesse. Tout le monde acquiesça, et l’accompagna du regard tandis qu’il regagnait sa place.
Déterminé à rester étranger à tout ce qui pouvait bien se dire autour de lui, Marc détaillait chaque membre de l’assistance dans les rangées de bancs à sa droite. Il y avait ceux qui s’ennuyaient un peu, ceux qui restaient à se recueillir, ceux qui regardaient leur montre sans cesse, ceux qui pleuraient à chaudes larmes. Une vision à la fois étrange et inédite pour le jeune garçon de dix ans qu’il était.
Et puis là, les yeux vers le bas pour éviter les regards inquisiteurs que les gens, chacun leur tour, lui jetaient à la volée, il vit la plus belle chose de toute sa vie.
Deux mollets blancs, sublimes, émouvants dans leur perfection. Deux mollets croisés dans une attitude lascive et détachée. Il regarda de nouveau à terre, devant lui. Intimidé. Bouleversé. Surpris d’être au bord des larmes et d’avoir envie de sourire.
Sa mère lui serra la main plus fort, un mouchoir sale recroquevillé au creux de la paume. Il n’osa pas s’en dégager, la laissant croire qu’il écoutait le prêtre, mais cette fâcheuse habitude de le tripoter avec une main potentiellement contagieuse commençait à l’irriter.
Un coup d’œil en biais et le charme opéra de nouveau. Plus intensément peut-être.
Tant d’élégance ne pouvait laisser quiconque indifférent. Il semblait pourtant bien le seul dans l’assistance à regarder cette incarnation de beauté naturelle. Ces jambes, si fines, exhibaient en leur extrémité des talons aiguilles dont la circonstance voulait qu’ils soient noirs, mais dont la pose suggérait quelque chose de beaucoup moins circonstanciel.
La résonance sourde des voix de l’assemblée mit un terme brutal à ses fantasmes. Il prononça dans un souffle et à contretemps un « amen » peu convaincu.
Le temps d’un songe, il avait oublié dans quel lieu il se trouvait. Et de quelle manière les larmes l’avaient empêché de faire sa lecture un peu plus tôt. Si regarder ces magnifiques attributs était un métier dans la vie, il avait trouvé sa vocation. Et ne connaîtrait plus jamais la mélancolie, ou les vestes noires sous le soleil chaud. Car une telle beauté possédait un pouvoir magique inégalable. Celui de l’abstraction.
Le jour des funérailles de son père resterait à jamais le jour où Marc Dumont-Prévost connaîtrait l’émotion masculine la plus spontanée et la plus inattendue. Un émoi aux conséquences physiques gênantes, certes. Mais dont l’onirisme n’aurait de cesse de le bercer.
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